lundi 12 mai 2014

La République face au Statut Spécial de Touba : Macky doit respecter son engagement (Par A. Aziz Mbacké Majalis)

La République face au Statut Spécial de Touba : Macky doit respecter son engagement (Partie 1)

Par A. Aziz Mbacké Majalis 

A la suite de l’information (amplifiée à dessein) du « non respect de la parité » par la liste  présentée par le Khalife des mourides à l'élection municipale de la commune de Touba Mosquée, des boucliers prétendument « républicains » se sont aussitôt levés. Comme prévu, notre très remuant et très médiatique lobby féministe local est monté au créneau. A travers, notamment, le Conseil sénégalais des femmes (Cosef), le Caucus des femmes leaders et l’Association des femmes juristes, qui, selon les termes mêmes de leur communiqué, n'entendent « pas laisser passer une telle forfaiture » (sic). Prenant le relais de ces menaces de représailles (apparemment concertées), la Commission électorale nationale autonome (CENA), prétendant s’être « autosaisie » (alors que le communiqué préalable des féministes annonçait déjà cette saisine), promit aussitôt « d’utiliser les moyens que lui confère la loi pour faire respecter le Code électoral », avant de se rendre à Touba où elle essuya un cuisant revers devant l’intransigeance du Khalife des mourides. Embouchant la même trompète « démocrate », l’analyste et homme politique Ibrahima Sène, résuma excellemment le cri de ralliement de cette nouvelle Croisade du Caucus Républicain contre Touba : « La Commune de Touba n'ayant pas eu de statut spécial qui serait une dérogation aux dispositions qui régissent la communalisation intégrale, devrait se conformer à la Loi, pour éviter qu'une pareille forfaiture ne soit cautionnée. L'Etat républicain est interpelé, et tous les Démocrates de ce pays sont interpelés ! » 

Face à ce qui s’annonce comme une ultime polémique de notre sulfureux et pétillant landerneau politico-médiatique, où la cacophonie idéologique des argumentaires partiels et partiaux risquera, comme d’habitude, de l’emporter sur le nécessaire recul scientifique, un certain nombre d’éléments d’analyse nous semblent mériter d’être intégrés dans ce débat sur la « forfaiture » mouride. Un recul qui nous permettra de voir que, au-delà de l’argument « légaliste » et simpliste, qui n’est, en réalité, qu’un futile prétexte et un exutoire fort propice, le problème de fond qui mérite d’être posé et discuté est celui du statut spécial de la ville de Touba. Aussi ne nous faudra-t-il pas nous tromper de combat ni de débat. Ces « sous-débats » sur l'illégalité ou non de la liste municipale de Touba, ou sur la pertinence ou non de la loi sur la parité (mettant en cause la place de la femme dans notre société ou dans les communautés religieuses) ne sont, en réalité, que de faux problèmes. Raison pour laquelle nous nous évertuerons, dans cette première partie, à aborder sereinement cette problématique du statut spécial de Touba, dans sa globalité, en mettant en évidence ses véritables clés d’analyse et d’évolution, avant de démontrer, dans une seconde partie, en quoi l’argumentaire du Caucus Républicain mérite d’être relativisé et battu en brèche (quitte à être aussi « long » que d’habitude ; sachant que l’expertise et le souci de dépasser l’émotionnel ne seront qu’à ce prix). 

De quoi s’agit-il exactement ? 

Les spécificités culturelles, religieuses, sociologiques, urbaines, démographiques, économiques etc. de la ville sainte des mourides sont un fait. Mieux, une réalité scientifique et historique que les chercheurs d’horizons divers et variés ont depuis longtemps démontrée dans leurs études. Suscitant même le plus souvent une certaine admiration et un enthousiasme non caché des chercheurs, face à l’évolution spectaculaire d’une petite bourgade rurale et non-coloniale, que rien normalement (ni port, ni marché sous-régional, ni hub ferroviaire, ni ressources agricoles, minières ou autres) ne prédisposait à devenir la deuxième ville du pays, après la capitale Dakar. Ce, moins d’un siècle après sa fondation, et bien que placée sous l’autorité « traditionnelle » et les prérogatives de gestion « informelle » de la « chefferie religieuse » incarnée en l’occurrence par le Khalife général des mourides. 

L’Etat du Sénégal, bâti pour l’essentiel sur le modèle jacobin français, a toujours éprouvé, il faut le dire, des difficultés à insérer harmonieusement ces spécificités dans son architecture administrative et institutionnelle officielle. Se contentant le plus souvent de faire des concessions partielles sur des domaines spécifiques (gestion du foncier, franchise douanière, élection du conseil rural, interdictions spécifiques, autorité du Khalife et des branches lignagères sur la gestion de la ville etc.) pour conserver une « présence négociée » à Touba. Dans le cadre des relations particulières (qualifiées de « clientélistes ») que les hommes politiques entretiennent habituellement avec les communautés religieuses, notamment mouride. Un exercice d’équilibrisme que démontre l’érection administrative de la ville sainte en « communauté rurale ». Au moment où l’ensemble des données démographiques, spatiales, urbaines, socioéconomiques et religieuses démontraient pourtant amplement que ce statut de plus « gros village au monde » ne convenait plus depuis longtemps à la capitale des mourides… 

C'est sans doute, fort de ce constat, que l'actuel Président de la République, Macky Sall, promit, dans le cadre de son projet d’Acte 3 de la Décentralisation, de résoudre durablement cette incohérence que rien ne pouvait plus raisonnablement justifier. C’est ainsi que, lors du Conseil des ministres décentralisé tenu à Kaolack (en Juin 2012), le Gouvernement du Sénégal annonça la volonté de l'Etat de conférer un statut spécial à la ville sainte de Touba, en ces termes : « Le Président de la République a demandé de renforcer la décentralisation. La communauté rurale de Touba a une taille bien particulière et, eu égard aux activités économiques de cette communauté, une étude est en cours pour conférer un statut particulier à cette cité religieuse » (voir ce lien). Une volonté qui fut réaffirmée, le 22 Décembre 2012, par le Président Macky Sall en personne, qui déclara publiquement à Touba, lors de sa visite préliminaire au Magal 2013, qu’il comptait doter Touba d’un statut spécial, s’il obtenait l’accord du Khalife général des mourides, Cheikh Sidy Mukhtar Mbacké (voir ce lien). Une promesse qui, jusqu’ici, n’a pas été tenue, pour des raisons non encore élucidées. Malgré la mise en place, avec l’aval du Khalife des mourides, d’une Commission Technique qui a déjà produit un rapport assez exhaustif, avec des propositions très réalistes en ce sens…

C’est quoi exactement un « statut spécial » ? 

L’existence, dans plusieurs pays du monde, de régions ou d’entités sociohistoriques particulières, dont la nécessaire prise en compte des spécificités constitue une condition sine qua non de leur intégration parfaite dans l’architecture institutionnelle et administrative du système officiel, a souvent été à la base de l’attribution de statuts spéciaux ou particuliers aux dites régions. Un statut qui se matérialise par la reconnaissance juridique par l’Etat, dans un cadre formalisé, de certaines dispositions légales spécifiques à ces régions ou par une délégation de pouvoir de la puissance publique aux autorités locales sur certains domaines de compétences choisis. La nature et l’étendue des compétences déléguées et spécificités reconnues localement dépendant de plusieurs facteurs culturels, sociohistoriques, économiques etc. caractérisant les régions concernées. Ce principe est essentiellement sous-tendu par la conscience que « diversité » ne signifie nullement « dissidence ». Et, qu’au contraire, la prise en compte équilibrée et harmonieuse des potentialités locales dans le dispositif global d’un Etat, selon des limites de souveraineté bien définies, était plutôt de nature à renforcer l’ensemble et à garantir sa pérennité dans le temps et l’espace. A propos de cette dialectique diversité/unité, le Professeur Raison soutenait ainsi« qu’il faut mettre une sourdine au discours sur l’unité, ou plutôt l’avoir toujours au cœur pour ne pas avoir à le claironner, car mal chanté. L’air de l’unité peut être le plus grand obstacle à l’unité… Car après tout il y a aussi des diversités… et l’unité vivra par l’acceptation des diversités. Le discours sur la diversité assumée, à l’intérieur certes d’une unité, est probablement celui qui maintiendra le mieux la cohésion... ». 

Touba est-elle la seule cité du monde à prétendre bénéficier d’un statut spécial ? 

Loin de là ! 

Jacques-Yvan Morin, professeur de droit constitutionnel à l'Université de Montréal, introduisait son étude sur les origines historiques du statut particulier par ses mots: « Le régime du statut particulier a été utilisé, sous de multiples formes et sous des noms divers, dans plusieurs Etats et empires du passé et au cours de la plupart des grands réaménagements politiques des Temps modernes, depuis la dissolution de l'Empire ottoman jusqu'à la constitution de l'Union soviétique, en passant par la dissociation de l'Empire britannique. D'une manière générale, le statut particulier se présente comme une exception au principe de l'égalité ou de l'uniformité de régime des collectivités publiques qui composent un État. Une collectivité qui jouit d'un statut particulier possède, en sus des droits communs à toutes les autres collectivités, des droits ou des pouvoirs spéciaux et quelques fois une place à part dans les institutions du pays.» 

Ainsi, à entendre les termes délibérément alarmistes et biaisés sous lesquels ce débat est posé dans notre pays (avec les extrapolations de mauvaise foi les plus catastrophistes sur la Casamance, sur un « dangereux précédent », une « menace pour l’intégrité et la stabilité du Sénégal », une « boîte de Pandore » etc., alors que nul n’a jamais entendu Touba revendiquer une quelconque volonté de nature « séparatiste ») beaucoup de nos concitoyens pourront difficilement imaginer qu'il puisse exister des statuts spéciaux dans des pays pourtant de loin réputés plus « républicains » que les nôtres ! Comme c'est le cas en France, censée pourtant être, aux yeux des pourfendeurs actuels du Caucus Anti-Touba, notre « modèle politique » et dont notre Constitution fut une pale copie de celle de la Ve République. Un pays qui n'a pas hésité, malgré son attachement « fanatique » à ses principes républicains (moins fanatique, assurément, que ses « talibés » idéologiques sénégalais), à reconnaître à certaines régions un statut administratif spécial, du fait surtout de leurs spécificités sociales, urbaines, religieuses et historiques, qui ne pouvaient être harmonieusement intégrées dans son architecture républicaine qu'au prix de ces concessions juridiques… 

Les cas de statuts spéciaux ou particuliers en France 

De nos jours encore, l'Alsace et la Moselle gardent un statut spécial lié à la conservation d'acquis antérieurs à 1914. Pour des raisons historiques (héritées du Concordat), certaines règles particulières sont spécifiquement applicables en Alsace et en Moselle, en dehors des autres régions de la France. En effet, le « droit local » dans ces régions « spéciales » est un régime juridique qui touche principalement la réglementation professionnelle, les établissements de crédit, l'établissement des jours fériés, la législation en matière de remboursement des dépenses de santé, l'aide sociale aux plus démunis, l'organisation de la justice et des tribunaux, les procédures de faillite civile, le livre foncier, le droit de la chasse et le droit des associations. Il touche également le régime des cultes, en dérogeant à la loi de 1905 sur la laïcité, et confère aux communes des pouvoirs plus étendus que dans le reste de la France (comme le financement des lieux de cultes, contrairement aux principes posés par les lois générales françaises).

En plus de l'Alsace-Moselle, l'administration territoriale de la France a créé d'autres collectivités qui bénéficient d’un statut particulier, tant en métropole qu’en outre-mer. En métropole, Paris, Lyon et Marseille ont un statut particulier : ces villes sont divisées en arrondissements, qui élisent des conseils et des maires d’arrondissement, contrairement à d’autres collectivités françaises. De surcroît, Paris présente le double statut de commune et de département et l’essentiel du pouvoir de police est placé entre les mains du préfet de police, et non du maire. De manière analogue, les règles applicables à l’Île-de-France sont pour partie dérogatoires au droit commun. 

La Corse, qui fait l’objet de velléités indépendantistes, bénéficie d’une organisation institutionnelle spécifique, permettant une plus grande autonomie de gestion. La collectivité territoriale de Corse a ainsi des compétences élargies dans certains domaines, notamment dans celui de la protection du patrimoine culturel. Les départements et régions d’outre-mer que sont la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, la Réunion et Mayotte sont soumis, en vertu de l’article 73 de la Constitution française, au régime d’assimilation législative. Ils exercent les compétences de droit commun des départements et des régions, mais ils sont également associés aux négociations internationales et disposent d’un pouvoir de proposition plus important. En 2011, la Martinique et la Guyane sont ainsi devenues des collectivités uniques, exerçant tout à la fois les compétences du département et de la région. La même année, Mayotte est devenue le cinquième département d’outre-mer, également doté du statut de collectivité unique. En revanche, les collectivités d’outre-mer et la Nouvelle-Calédonie sont soumises au principe de spécialité législative, régi par l’article 74 de la Constitution : une loi organique définit le statut de chaque collectivité et énumère les lois qui y sont applicables. Les assemblées locales peuvent élaborer des règlements relevant du domaine de la loi, à l’exclusion des matières régaliennes. 

En Italie 

Cinq régions italiennes sont munies d'un statut spécial, approuvé par le parlement italien et ayant le rang d'une loi constitutionnelle. Selon l'article 116 de la Constitution italienne, des formes et des conditions particulières d'autonomie sont attribuées à la Sicile, à la Sardaigne, au Trentin-Haut Adige, au Frioul-Vénétie julienne et au Val d'Aoste, selon les statuts spéciaux respectifs adoptés par loi constitutionnelle. C'est pourquoi ces régions ont de larges pouvoirs législatifs et une considérable autonomie financière. La Vallée d'Aoste retient ainsi 90 % de tous ses impôts, la Sicile parfois 100 %. Quatre « régions autonomes » ont été ainsi créées en 1948 en Italie : Sardaigne (avec ses minorités linguistiques sarde et catalane), Sicile (avec ses minorités linguistiques albanaise et grecque), Trentin-Haut-Adige (avec ses minorités germanophone et ladine) et Vallée d'Aoste (avec ses minorités linguistiques francophone, franco-provençale et germanophone).
Le cas très particulier de  la Cité-Etat du Vatican, bénéficiant de la souveraineté, en tant que support territorial du Saint-Siège enclavé dans la ville italienne de Rome, est mondialement connu. Cette cité a été érigée le 11 février 1929 comme représentation temporelle du Saint-Siège et de l'ensemble des institutions de l'Église catholique romaine, aux termes des accords du Latran signé par le Saint-Siège et l’Italie. 

En Chine 

Actuellement, la Chine inclut deux RAS : Hong Kong (depuis 1997) et Macao (depuis 1999).
Ces exemples de régimes particuliers ou spéciaux à travers différents pays du monde (Europe, Amérique, Asie) où ceux-ci n’ont posé aucun problème particulier sur l’intégrité et la souveraineté desdits pays auraient pu être multipliés… 

Au Sénégal 

Contrairement aux présupposés du débat actuellement posé (dont la mauvaise foi ne cessera assurément d’étonner tout spécialiste), le statut spécial a été déjà expérimenté dans la politique de décentralisation au Sénégal. Quoique dans une articulation différente de celle prévue pour Touba. Ainsi, du fait de leurs spécificités, Dakar et d’autres villes sénégalaises ont bénéficié d’un régime spécial, surtout au plan administratif : 

- En 1964, la loi n° 64-02 du 19 Janvier instituait pour la commune de Dakar un régime municipal spécial dérogeant au droit commun qui est l’autre catégorie de commune régie par le code de l’administration communale (loi n° 66-64 du 30 Juin 1966) ; 

- En 1996, le décret n° 96-745 du 30 Avril créait la Commune d’arrondissement sur le modèle de la ville de Paris, en raison de l’explosion démographique autour de la capitale et les difficultés de sa gestion par un seul maire. L’article 77 de l’ancien code des collectivités a rendu possible la division par décret des grandes communes (qui prennent alors la dénomination de « Ville ») en commune d’arrondissement. C’est le cas actuellement de Dakar, Pikine, Guédiawaye, Rufisque et Thiès. 

En tant que « mégapole de l’intérieur du pays » et point de convergence de millions de sénégalais, dont la croissance sur tous les plans ne cesse d’étonner, au même titre que les nouvelles problématiques (de santé, d’éducation, d’infrastructures, de sécurité etc.) que celle-ci pose avec acuité, Touba semble ainsi plus que besoin aujourd’hui de trouver sa vraie place dans l’architecture de l’acte 3 de la décentralisation. Une place à même de prendre pleinement en compte toutes les spécificités auxquelles aussi bien l’histoire de Touba que les données statistiques lui donnent droit. Tout en lui permettant d’avoir accès aux instruments institutionnels et organisationnels modernes susceptibles de rationaliser, de façon optimale, sa gouvernance locale, dans le cadre de l’unité intangible de la nation sénégalaise et de la souveraineté de l’Etat, que doit renforcer (et nullement affaiblir) la prise en compte des différentes diversités. Comme cela s’est déjà fait et continue de se faire dans beaucoup de pays à travers le  monde. 

Aussi, au vu de tout ceci, la « forfaiture » la plus grave à laquelle l’Etat sénégalais risquerait de se rendre coupable ne serait pas, comme le Caucus Républicain et nos chères FEMEN de la parité voudraient bien nous le faire croire, la formalisation d’une réalité socioculturelle qu’il ne pourra nullement changer. Non. La forfaiture méritant le plus d’être dénoncée et qui serait de loin plus grave serait le reniement de la parole et de l'engagement solennel du chef de cet État lui-même, Macky Sall, qui a officiellement promis, devant le Khalife des mourides, d'accorder un statut spécial formel à la ville de Touba (qui ne pourra se faire qu’à travers une loi organique). 

Un « wakh wakheet » qui ne saurait être accepté. 

(Suite voir partie 2 – Les véritables raisons du débat)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire