L’historien
Cheikh Anta Babou, enseignant chercheur à l’unisersité de Pennsylvanie,
vient de publier la version française de « Djihad de l’âme : Cheikh
Ahmadou Bamba et la fondation de la mouridiyya au Sénégal 1853-1913 ».
C’est un ouvrage qui renouvelle et réoriente tout ce qu’on sait du
mouridisme et qui met l’accent sur un aspect peu connu : la dimension
culturelle et éducative du combat de Khadimou Rassoul.
Pourquoi avez-vous senti le besoin d’écrire cet ouvrage sur la mouridiyya et son fondateur, Cheikh Ahmadou Bamba ?
L’histoire
de cet ouvrage a démarré à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar.
J’étais en année de Licence, au département d’histoire. Nous avions un
module dans lequel il y avait un chapitre sur Cheikh Ahmadou Bamba.
Surprise : tout sur le fondateur de la mouridiyya était presque écrit
par des étrangers. Seul un ouvrage était écrit par un sénégalais.
C’était celui du sociologue Cheikh Tidiane Sy publié chez « Présence
africaine », en 1939. J’ai été, à la fois, choqué et étonné par le fait
qu’aucun historien sénégalais francophone n’avait écrit sur Cheikh
Ahmadou Bamba. Et lorsque j’ai lu cette littérature « occidentale », je
me suis rendu compte que les références bibliographiques sont,
pratiquement, les archives. Les sources internes mourides étaient
invisibles. Serigne Touba qui a beaucoup écrit n’était pas cité dans
ces ouvrages. Je constate aussi que ses biographes et le « wolofal »
qui est une source importante du mouridisme n’étaient pas cités. En
tant qu’apprenti historien, je me suis senti investi d’une mission. Je
me suis dit qu’il y avait quelque chose d’étrange et d’anormal. C’est
ainsi que, dès la maîtrise, je me suis consacré à reconstruire cette
histoire du mouridisme en présentant une méthodologie qui prend en
compte aussi bien les sources archivistiques que celles mourides.
Qu’est ce qui, fondamentalement, caractérise votre livre et fait son originalité ?
J’ai
exploité des sources jusqu’ici méconnues. C’est ce renouvellement des
sources qui fait, à mon avis, l’originalité du livre. Pour l’écrire,
j’ai utilisé les écrits de Cheikh Ahmadou Bamba, la tradition orale
mouride interne et le « wolofal », autrement dit les textes en wolof
écrits avec l’alphabet arabe. La différence se trouve, également, dans
l’approche utilisée. Les premiers sociologues, anthropologues ou
politistes qui ont écrit sur le Cheikh et la confrérie se sont,
exclusivement, intéressés à la dimension instrumentale. Ils étaient, à
la fois, fascinés et étonnés par le dynamisme des mourides. Ils ont
voulu comprendre ce qui fait le succès des talibés dans le commerce,
l’agriculture et les affaires. Ces écrivains ont donc cherché les
références qui expliquent cette propension des mourides au travail et à
l’émigration. Je me refuse de faire un jugement sur leurs travaux. Mais
je dois affirmer avec force que le message de Cheikh Ahmadou Bamba
était plutôt éducatif. le fondateur du mouridisme accordait une
importance capitale à son projet éducatif autour de la « tarbiyya », un
projet de société qui se déployait, effectivement, pour s’opposer à la
politique coloniale d’assimilation culturelle. Et c’est ce que j’ai
voulu montrer dans mon ouvrage.
Comment s’est matérialisé ce projet culturel et éducatif de Khadimou Rassoul ?
Il
s’est manifesté à travers la personne même du fondateur de la
mouridiyya. Cheikh Amadou Bamba était fier d’être un noir, un africain
musulman. Dans un de ses écrits, « massalikhoul Djinaan », il dit que
l’homme blanc n’est pas supérieur à l’homme noir. Cheikh Bamba a
toujours demandé aux gens de ne pas regarder la noirceur de sa peau au
risque d’ignorer les faveurs de Dieu qui sont dans son travail. Cela
prouve que le Cheikh était un homme qui était très conscient du racisme
qui existe dans le monde musulman. Etre musulman n’élimine pas le
caractère raciste des individus. C’est cette fierté d’être noir et de
revendiquer sa place dans l’islam qui est magnifiée dans mon ouvrage. Je
crois que Cheikh Bamba a réussi à transmettre cette fierté aux
mourides. Aujourd’hui, partout où ils sont, à travers le monde, les
mourides sont fiers de ce qu’ils sont. Ils portent les habits
« mourides » et lisent les « khassaïdes » partout. Ce n’est pas demain,
par exemple, qu’un arabe dirigera la prière à la grande mosquée de
Touba. Tout cela montre que les mourides n’ont pas le complexe
d’infériorité qu’on retrouve dans la plupart des civilisations dominées.
Cette méthode éducative particulière prônée par Cheikh Bamba est à
trois étages : le « taalim », l’éducation classique où les gens viennent
apprendre le Coran et les sciences religieuses, le « tarbiyya » qui,
dans la perception du Cheikh, consiste à traduire la philosophie soufi
en pratique et le « quidma », une invite au travail, non pas comme on
l’entend, mais le travail au service de Dieu. Le fondateur de la
mouridiyya accordait une importance capitale à l’éducation. Pour lui, il
fallait éduquer les gens pour les aider à maîtriser leur temps et à
faire quelque chose de positif dans leur vie. Il a beaucoup écrit sur le
temps et son importance. Il s’est aussi beaucoup investi pour
développer la solidarité et l’hospitalité, valeurs fondamentales qui
font la fierté des talibés.
Est-ce qu’on peut considérer votre ouvrage comme une réponse aux nombreuses idées reçues sur le mouridisme ?
Ce
n’est pas, exactement, cela. Et je ne veux pas que les gens prennent
cet ouvrage comme une réponse à des idées reçues. J’ai, simplement,
essayé de présenter une perspective différente. Encore une fois, mon
objectif n’est pas de jeter des pierres aux premiers intellectuels qui
ont écrit sur la mouridiyya. Ils ont eu une perspective, une
méthodologie et une vision du mouridisme différentes. Nous n’avons pas
le même paradigme. J’essaie de développer une compréhension du
mouridisme de l’intérieur. Je m’appuie, avant tout, sur les concepts
mourides tout en ayant une vision critique, tout en prenant ma distance
par rapport à l’hagiographie mouride. Dans mon livre, j’offre une
alternative, une interprétation autre que celle développée par mes
prédécesseurs.
Ami et fidèle de Bamba, Cheikh Ibra Fall est présent dans votre ouvrage. Pourquoi ?
Cheikh
Ibra Fall est une personnalité particulière. Il a eu une relation
particulière avec son disciple. Cheikh Ibra a créé une dynamique de
soumission, une dynamique de travail extraordinaire.
Et
cela a eu une grande influence sur la mouridiyya. Dans mon ouvrage, je
ressors cet aspect de ses relations avec Cheikh Ahmadou Bamba. Ibra Fall
a joué un rôle extrêmement important dans le développement de la
mouridiyya. Il a fait preuve d’un esprit de fidélité, de sacrifice et
de loyauté. C’est, véritablement, un modèle qui s’est engagé sans faille
aux côtés de Cheikh Ahmadou Bamba.
Lors de la cérémonie de dédicace de votre ouvrage, vous avez prônez le retour de la pensée discursive. Que voulez-vous dire ?
Je
voulais dire que les musulmans sont des frères qui doivent cultiver la
tolérance, surtout entre frères musulmans. Les gens peuvent avoir des
approches différentes sans être des ennemis. Il faut que tout le monde
accepte que la pensée unique n’a jamais existé au sein de l’islam. Cette
religion a été et doit rester une religion de tolérance qui consacre
les débats, les discussions et les divergences. Cette dynamique
discursive était de rigueur bien avant le développement des écoles
philosophiques et juridiques à la Mecque, à Médine, à Bagdad et à Basra.
L’histoire nous enseigne que des écrits pour réfuter d’autres écrits
étaient permanents au sein de l’islam. C’est cette tolérance qui permet
de faire avancer la pensée islamique positive. Tout chercheur qui écrit
souhaite influencer, positivement, les générations futures. J’espère que
étudiants et universitaires trouveront, dans mon livre, quelque chose
de positif qui pourrait guider leur recherche.
Avez- vous quelques regrets face au comportement de certains musulmans ?
Exactement !
Il est, aujourd’hui, regrettable de constater que nous sommes dans une
ère d’intolérance où certains ont une pensée unique qu’ils veulent
imposer à tout le monde. Le plus grave, c’est que ceux qui sont
différents d’eux sont considérés comme des ignorants ou, tout
simplement, de non musulmans. Il est même arrivé que certains musulmans
excommunient d’autres musulmans alors que l’islam ne connait pas ce
concept. En prônant la pensée discursive, je veux que les gens
retournent à cette philosophie de tolérance, à cette philosophie
d’acceptation des différentes interprétations. Les musulmans partagent
le même Coran, le même Khibla et la même Mecque. Comprendre cela est se
conformer à la vision du Prophète Mohamet (Psl), de ses compagnons et
des oulémas.
Propos recueillis par Abdoulaye DIALLO
Source: lesoleil.sn
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