jeudi 30 juin 2016

SERIGNE TOUBA FACE AU RACISME ET AU COMPLEXE D'INFÉRIORITÉ [Par A. Aziz Mbacké Majalis]

En digne revivificateur africain et guide religieux éclairé, s'étant engagé à conscientiser et à émanciper son peuple, Cheikh Ahmadou Bamba (1853-1927) dénonça vivement les processus d’acculturation de ses concitoyens « indigènes » initiés par les colonisateurs et leurs dérives. De même que le vide spirituel et le complexe d’infériorité que les « maîtres blancs » cultivaient en leurs « sujets noirs ». C'est ainsi qu'il écrivit, dans un de ses ouvrages dénommé Ilhâmu Salâm (Inspiration procédant du Seigneur qui assure la Paix), ces vers d'une rare puissance et d'une brûlante actualité pour tous les Africains attachés à l'émancipation intellectuelle et culturelle de leurs peuples anciennement colonisés...
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« [Sachez que les colons ont été égarés par] Satan qui les a menés vers la désobéissance, l’audace et la perdition.
Il les a leurrés de par son stratagème au point qu'ils se sont mis à parcourir, avec insolence, le monde entier et à opprimer [les peuples].
Cependant ceux [d'entre les indigènes] qui ne suivent que leurs passions et les ignorants en sont arrivés à penser qu'ils sont d'un genre supérieur et dotés d'une 
suprématie naturelle. (…)

Ceux-là qui ne réfléchissent point et sont empêtrés dans l’illusion les tiennent pour honorables et illustres.
Aussi les imitent-ils dans la débauche et le vol, de même que dans des habitudes immorales autres que celles-ci.

De par la crainte que [ces colons] leur inspirent, certains d'entre ces colonisés en sont même arrivés à oublier [Dieu], le Majestueux, et Son Prophète.
Ce faisant, finissent-ils par délaisser l'observance du culte [dû au Seigneur] et par confier entièrement leurs destins aux mains de ces rebelles.
...Dans leur méconnaissance que l'ensemble des destins relève exclusivement de la Volonté du Seigneur Miséricordieux, le Maître Absolu de la Puissance (…)
Ils sont désormais convaincus que la Force et la Puissance en actes (hawla wa-l-Quwata) leur sont entièrement dévolues, au même titre que le Pouvoir.

Alors qu'en réalité la Force et la Puissance reviennent exclusivement au Créateur des Cieux, notre Seigneur, le Novateur.
Mais leurs passions et leur nature insouciante ont poussés [ces colonisés] vers la lâcheté et 
l'égarement. (…)

Il en est même qui, à la vue de ces colons, les rangent littéralement parmi les Anges du Miséricordieux!

Ô vous les miens, réveillez-vous de l'ivresse du sommeil ! Et n'assimilez plus l'enflure purulente de la pustule à de l’embonpoint, car une telle méprise demeure un signe manifeste d'ignorance...». 
(Ilhâmu Salâm, v. 13-15, 17-21, 38-40, 48, 51-52)

Cheikh A. Bamba critiqua également certaines conceptions culturelles et idéologiques de son temps qui semblaient admettre une tacite suprématie intellectuelle et religieuse aux autres races et civilisations (surtout occidentale et arabe ; ce qui constituait, en un sens, une autre forme d’inhibition par rapport à l’Espace). En précisant par exemple dans le préambule de son ouvrage maître Masâlikul Jinân (Itinéraires du Paradis) :
« Ne mésestime surtout pas mon œuvre du seul fait de mon appartenance à la race noire. Car le seul critère de considération et d’honorabilité valable auprès de Dieu consiste à la piété, sans aucune forme de discrimination. Ainsi la couleur noire de la peau ne saurait en aucune manière être un signe d’inintelligence ou d’incapacité de compréhension.» (v. 47-49)
Une telle idéologie réfutait d’un coup, il faut le dire, des siècles de préjugés sur la suprématie religieuse des musulmans arabes et maures sur leurs coreligionnaires noirs, et des pans entiers de théories pseudo scientifiques sur l’« inintelligence » des nègres et d’idées racistes développées par des auteurs européens de renom. A l’instar de Voltaire, qui n’hésitait pas à affirmer crânement dans son Essai sur les Mœurs et l'Esprit des Nations : « La mesure même de leur intelligence, mettent entre [les Nègres] et les autres espèces d'hommes des différences prodigieuses »…

Ces prises de position fortes de Cheikh A. Bamba, en vue de restaurer l'identité spirituelle et culturelle de son peuple aliéné, furent précurseurs d'autres postures révolutionnaires d'illustres penseurs et acteurs panafricains, comme Cheikh Anta Diop, pour qui le premier pas vers la libération de l' « esclave mental » consiste d'abord à sa prise de conscience de son « esclavage mental » :
« L’esclave ne devient un acteur de l’histoire que dans la mesure où il est pleinement conscient de son aliénation et qu’il cherche activement à changer de condition (...) Souvent le colonisé ressemble un peu, ou l'ex-colonisé lui-même, à cet esclave du 19e siècle qui, libéré, va jusqu'au pas de la porte et puis revient à la maison, parce qu'il ne sait plus où aller. Il ne sait plus où aller... Depuis le temps qu'il a perdu la liberté, depuis le temps qu'il a appris des réflexes de subordination, depuis le temps qu'il a appris à penser à travers son maître...»
C'est pour briser ces « chaînes mentales », qui continuent encore malheureusement d'entraver les réflexions et pratiques d'une grande partie des élites africaines, passées et contemporaines, que Thomas Sankara rappelait avec force :


« L'esclave qui n'est pas capable d'assumer sa révolte, ne mérite pas que l'on s'apitoie sur son sort. Cet esclave répondra seul de son malheur s'il se fait des illusions sur la condescendance suspecte d'un maître qui prétend l'affranchir...»

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