jeudi 28 novembre 2013

Entretien avec l’historien Cheikh Anta BABOU : Le projet de société de Cheikh Ahmadou Bamba contre la politique coloniale

L’historien Cheikh Anta Babou, enseignant chercheur à l’unisersité de Pennsylvanie, vient de publier la version française de « Djihad de l’âme : Cheikh Ahmadou Bamba et la fondation de la mouridiyya au Sénégal 1853-1913 ». C’est un  ouvrage qui renouvelle et réoriente tout ce qu’on sait du mouridisme et qui met l’accent sur un aspect peu connu : la dimension culturelle et éducative du combat de Khadimou Rassoul. 
 
Pourquoi avez-vous senti le besoin d’écrire cet ouvrage sur la mouridiyya et son fondateur, Cheikh Ahmadou Bamba ?

L’histoire de cet ouvrage a démarré à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. J’étais en année de Licence, au département d’histoire. Nous avions un module dans lequel il y avait un chapitre sur Cheikh Ahmadou Bamba. Surprise : tout sur le fondateur de la mouridiyya était presque écrit par des étrangers. Seul un ouvrage était écrit par un sénégalais. C’était celui du sociologue Cheikh Tidiane Sy publié chez « Présence africaine », en 1939. J’ai été, à la fois, choqué et étonné par le fait qu’aucun historien sénégalais francophone n’avait écrit sur Cheikh Ahmadou Bamba. Et lorsque j’ai lu cette littérature « occidentale », je me suis rendu compte que les références bibliographiques sont, pratiquement, les archives. Les sources internes mourides étaient invisibles. Serigne Touba  qui a beaucoup écrit n’était pas cité dans ces ouvrages.   Je constate aussi que ses biographes et le « wolofal » qui est une source importante du mouridisme n’étaient pas cités.  En tant qu’apprenti historien, je me suis senti investi d’une mission. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose d’étrange et d’anormal. C’est ainsi que, dès la maîtrise, je me suis consacré à reconstruire cette histoire du mouridisme en présentant une méthodologie qui prend en compte aussi bien les sources archivistiques que celles mourides. 

Qu’est ce qui, fondamentalement, caractérise votre livre et fait son originalité ?

J’ai exploité des sources jusqu’ici méconnues.  C’est ce renouvellement des sources qui fait, à mon avis, l’originalité du livre. Pour l’écrire, j’ai utilisé les écrits de Cheikh Ahmadou Bamba, la tradition orale mouride interne et le « wolofal », autrement dit les textes en wolof écrits avec l’alphabet arabe. La différence se trouve, également, dans l’approche utilisée. Les premiers sociologues, anthropologues ou politistes qui ont écrit sur le Cheikh et la confrérie se sont, exclusivement, intéressés à la dimension instrumentale. Ils étaient, à la fois, fascinés et étonnés par le dynamisme des mourides. Ils ont voulu comprendre ce qui fait le succès des talibés dans le commerce, l’agriculture et les affaires. Ces écrivains ont donc cherché les références qui expliquent cette propension  des mourides au travail et à l’émigration. Je me refuse de faire un jugement sur leurs travaux. Mais je dois affirmer avec force que le message de Cheikh Ahmadou Bamba était plutôt éducatif. le fondateur du mouridisme accordait une importance capitale à son projet éducatif autour de la « tarbiyya », un projet de société qui se déployait, effectivement, pour s’opposer à la politique coloniale d’assimilation culturelle. Et c’est ce que j’ai voulu montrer dans mon ouvrage. 

Comment s’est matérialisé ce projet culturel et éducatif  de Khadimou Rassoul ?

Il s’est  manifesté à travers la personne même du fondateur de la mouridiyya. Cheikh Amadou Bamba  était fier d’être un noir, un africain musulman. Dans un de ses écrits, « massalikhoul Djinaan », il dit que l’homme blanc n’est pas supérieur à l’homme noir. Cheikh Bamba a toujours demandé aux gens de ne pas regarder la noirceur de sa peau au risque d’ignorer les faveurs de Dieu qui sont dans son travail. Cela prouve que le Cheikh était un homme qui était très conscient du racisme qui existe dans le monde musulman. Etre musulman n’élimine pas le caractère raciste des individus. C’est cette fierté d’être noir et de revendiquer sa place dans l’islam qui est magnifiée dans mon ouvrage. Je crois que Cheikh Bamba a réussi à transmettre cette fierté aux mourides. Aujourd’hui, partout où ils sont, à travers le monde, les mourides sont fiers de ce qu’ils sont. Ils portent les habits « mourides » et lisent les « khassaïdes » partout. Ce n’est pas demain, par exemple, qu’un arabe dirigera la prière à la grande mosquée de Touba. Tout cela montre  que les mourides n’ont pas le complexe d’infériorité qu’on retrouve dans la plupart des civilisations dominées. Cette méthode éducative particulière prônée par Cheikh Bamba est à trois étages : le « taalim », l’éducation classique où les gens viennent apprendre le Coran et les sciences religieuses,  le « tarbiyya » qui, dans la perception du Cheikh, consiste à traduire la philosophie soufi en pratique et le « quidma », une invite au travail,  non pas comme on l’entend, mais le travail au service de Dieu. Le fondateur de la mouridiyya accordait une importance capitale à l’éducation. Pour lui, il fallait éduquer les gens pour  les aider à maîtriser leur temps et à faire quelque chose de positif dans leur vie. Il a beaucoup écrit sur le temps et son importance.  Il s’est aussi beaucoup investi pour développer la solidarité et l’hospitalité, valeurs fondamentales qui font la fierté des talibés. 

Est-ce qu’on peut considérer votre ouvrage comme une réponse aux nombreuses idées reçues sur le mouridisme ?

Ce n’est pas, exactement, cela. Et je ne veux pas que les gens prennent cet ouvrage comme une réponse à des idées reçues. J’ai, simplement, essayé de présenter une  perspective différente. Encore une fois, mon objectif n’est pas de jeter des pierres aux premiers intellectuels qui ont écrit sur la mouridiyya. Ils ont eu une perspective, une méthodologie et une vision du mouridisme différentes.  Nous n’avons pas le même paradigme. J’essaie de développer une compréhension du mouridisme de l’intérieur. Je  m’appuie, avant tout, sur les concepts mourides tout en ayant une vision critique, tout en prenant ma distance par rapport à l’hagiographie mouride. Dans mon livre, j’offre une alternative, une interprétation  autre que celle développée par mes prédécesseurs. 

Ami et fidèle de Bamba, Cheikh Ibra Fall est présent dans votre ouvrage. Pourquoi ?

Cheikh Ibra Fall est une personnalité particulière. Il a eu une relation particulière avec son disciple. Cheikh Ibra a créé une dynamique de soumission, une dynamique de travail extraordinaire.
Et cela a eu une grande influence sur la mouridiyya. Dans mon ouvrage, je ressors cet aspect de ses relations avec Cheikh Ahmadou Bamba. Ibra Fall a joué un rôle extrêmement important dans le développement de la mouridiyya. Il a fait preuve d’un esprit de fidélité,  de sacrifice et  de loyauté. C’est, véritablement, un modèle qui s’est engagé sans faille aux côtés de Cheikh Ahmadou Bamba. 

Lors de la cérémonie de dédicace de votre ouvrage, vous avez  prônez le retour de la pensée discursive. Que voulez-vous dire ?

Je voulais dire que les musulmans sont des frères qui doivent cultiver la tolérance, surtout entre frères musulmans. Les gens peuvent avoir des approches différentes sans être des ennemis. Il faut que tout le monde  accepte que la pensée unique n’a jamais existé au sein de l’islam. Cette religion a été et doit rester une religion de tolérance qui consacre les débats, les discussions et les divergences.  Cette dynamique discursive était de rigueur bien avant le développement des écoles philosophiques et juridiques à la Mecque, à Médine, à Bagdad et à Basra. L’histoire nous enseigne que des écrits pour réfuter d’autres écrits étaient permanents au sein de l’islam. C’est cette tolérance qui permet de faire avancer la pensée islamique positive. Tout chercheur qui écrit souhaite influencer, positivement, les générations futures. J’espère que étudiants et universitaires  trouveront, dans mon livre, quelque chose de positif qui pourrait guider leur recherche.

Avez- vous quelques regrets face au comportement de certains musulmans ?

Exactement ! Il est, aujourd’hui, regrettable de constater que nous sommes dans une ère d’intolérance où certains ont une pensée unique qu’ils veulent  imposer à tout le monde.  Le plus grave, c’est que ceux qui sont différents d’eux sont considérés comme des ignorants ou, tout simplement, de non musulmans. Il est même arrivé que certains musulmans excommunient d’autres musulmans alors que l’islam ne connait pas ce concept. En prônant la pensée discursive, je veux que les gens retournent à cette philosophie de tolérance, à cette philosophie d’acceptation des différentes interprétations. Les musulmans partagent le même Coran, le même Khibla et la même Mecque. Comprendre cela est se conformer à la vision du Prophète Mohamet (Psl), de ses compagnons et des oulémas.

Propos recueillis par Abdoulaye DIALLO 

Source: lesoleil.sn

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire